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Renaud Longchamps

Photographié par Stéphanie Gilbert.

 

ACCUEIL CRITIQUE DU LIVRE

 

Thierry Bissonnette, Des nous pluriels à la réinvention du groupe, Aux frontières de l'intime : Le sujet lyrique dans la poésie québécoise actuelle, Cahier Figura, 2007, pages 17-19.

 

On a beaucoup discuté à propos du fameux repli stratégique vers l'intime qui aurait suivi le déclin des problématiques sociales ou nationales dans la poésie québécoise des années 60-70. Ce recentrement sur le quotidien et l'expérience personnelle aurait en partie débouché sur une réappropriation des aspirations métaphysiques, voire sur un retour du religieux. Or cette ligne d'évolution, fort utile aux historiens littéraires, semble avoir éclaté dans une cohabitation de tendances qui met à mal les tentatives de compréhension générale. Depuis quelques années, la poésie à visée spirituelle côtoie ainsi sans trop de problèmes un retour aux préoccupations formelles, interdisciplinaires, géographiques, nationales, autant qu'un retour à l'ironie, ou, ce qu'il ne faut pas minimiser, une persistance des discours de l'intime, aucune de ces avenues n'ayant d'ailleurs de difficulté à se trouver des ancêtres. Défiant l'historicisme, cet état de faits fragilise également le lien entre la poésie et une parole collective, seule une identification mouvante à un ensemble de perspectives vocales semblant permettre de demeurer en prise avec le phénomène poétique contemporain.

[...]

SE FONDRE DANS L'HUMANITÉ

 Parmi les œuvres faisant le pont entre les années 70 et aujourd'hui, celle de Renaud Longchamps occupe un espace identitaire très caractérisé. Situant fréquemment sa parole sur un plan personnel, Longchamps s'adonne à une enquête poétique plongeant ses instruments dans la matière, dans les gènes, lieu d'échanges continus entre le soi et l'autre, le présent et le passé. Lorsqu'il adopte la première personne du pluriel, c'est au nom de cette exploration où l'observateur se découvre habité par une obscure communauté, le lien matériel lui permettant de se prononcer au nom d'un ensemble qui le dépasse nettement, et qu'on peut nommer avec lui "l'espèce". En elle, l'interpellation se retourne, et les constants appels au vous renforcent le circuit d'une communion dynamique:

 Vous tombez à point dans le cimetière

 après le premier pas

 toujours

 *

Le vent habite le vent

mais le corps habite l'absence

le futur

*

Nous verrons votre chair respectable

demander le bris (page 28)

Dans ce texte, initialement paru en 1990, il n'est pas question de représenter une collectivité, mais de stimuler des foyers de différenciation, et que l'inertie des subjectivités soit secouée à la racine, plutôt que dans les représentations sociales où les individus s'affrontent selon des rôles trop prédéterminés pour permettre un retour fondamental à l'élan créateur du sujet. Cette transaction maintes fois remise en marche chez Longchamps entre le je, le vous et le nous, on pourrait lui donner le nom d'humanité, humain en train de se faire (ce qui nécessiterait l'infinitif humaniter), d'où l'étrange alliage de personnel et d'impersonnel qui habite les poèmes de Décimations par exemple, où l'on a fort à faire pour décréter qui parle:

Nous broyons la nature

au nom de la loi

et de l'ordre des vertébrés

[...]

Où sont passés les rêves précambriens? (page 73)

Choisissant des thèmes archéologiques à partir de visites qu'on supposera réelles, notamment dans le site gaspésien de Miguasha, Longchamps évite l'abstraction en faisant dialoguer sa pensée et la matière, exerçant son imagination sur des lieux partagés autant que sur l'inconnu qu'ils recèlent et dont les fossiles gardent des traces. Foncièrement indépendant, fasciné par la dimension prédatrice de la vie, l'auteur des Fiches anthropologiques de Caïn semble échapper à l'asocialité grâce à une plongée solitaire au milieu de ce qui nous rassemble physiquement, et qui demeure préalable à la société, à un futur épanouissement de la volonté:

Dans un futur incompressible

nous détacherons notre chair

d'une nature déjà condamnée (page 108)

[...]

 ***

 

Oeuvres complètes, Tome 6, Décimations, Éditions Trois-Pistoles, 2004, 255 pages.

 

La poésie est partout. Dans le temps immémorial comme dans l’espace sans fin. Le poète la traque sans cesse.

 

D’où venons-nous? Renaud Longchamps aborde cette lancinante question dans Retour à Burgess et dans Retour à Miguasha. Il y a près d’un milliard d’années, la conservation et la reproduction de la vie connurent un tournant décisif. La conservation déboucha sur la prédation, tandis que la reproduction sexuée supplanta la reproduction asexuée. Ainsi la vie « divergea » en créant l’Autre; l’économie naturelle obligea la vie à se nourrir de la vie afin de survivre. En quelque sorte, la vie devint « l’ennemi de la vie ».

 

De plus, l’évolution ne progresserait pas selon une diversité croissante, mais par diversification et décimation, c’est-à-dire par élimination aléatoire et gratuite. À ce jeu probabiliste, les survivants ne sont pas nécessairement les « meilleurs » mais les plus « chanceux ». Cette théorie du paléontologiste Stephen Jay Gould servit de toile de fond à la trilogie de Décimations.

 

Puis, le poète s’interroge encore. Où allons-nous? L’intelligence humaine est-elle soumise à une sélection surnaturelle, dont les lois échappent à son entendement? L’humanité sent qu’elle n’est pas seule dans l’univers, désespère même de pouvoir un jour "parler à un frère au silence supérieur". Plus que jamais, elle ressent le poids de sa solitude cosmique face à ce ciel d’où redescend toujours l’usure.

 

Enfin, qui sommes-nous? Est-il possible de vivre en paix dans un même corps et dans un même cœur? La réponse se trouve peut-être du côté de l’ataraxie, mot qui signifie pour les stoïciens l'état d’une âme que rien ne trouble.

                                            ***

Oeuvres complètes, Tome 6, Décimations, Éditions Trois-Pistoles, 2004, 255 pages.