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Renaud Longchamps

Photographié par Stéphanie Gilbert.

Extraits de

Le rêve de la réalité, la réalité du rêve

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"Quand j'écris, je me déshabite du poème, je ne suis plus un corps. Je vis dans la marée des mots véloces. Quand j'écris, je laisse la porte ouverte aux univers du dedans (onirique, métaphysique, philosophique, scientifique). Ainsi je m'évade de la nature prédatrice armé du sensible savoir en fuite. Comme la nature administre la vie terrestre en vase clos, le poète doit ouvrir toutes les portes et les fenêtres. Il y va du mouvement vital soumis à la seule liberté libre (Rimbaud). Comme la nature confine la vie au mimétisme mortel et absurde de la prédation, le poète pratique l'évasion de l'espèce. Dans sa fuite, il ne répondra jamais aux appels pressants et oppressants de la nature prédatrice qui n'est pas et ne sera jamais la vie. Quitte à me répéter, nous sommes enfermés dans des corps qui obéissent à l'évolution prédatrice, évolution qui n'a rien à voir avec l'évolution créatrice, prérogative de la vie. N'oublions pas que les poètes sont aussi et surtout des prédateurs, mais furieusement conscients de leur malheur biologique. Leur seul devoir est d'éviter d'imiter la nature dans toute son incompétence.

Chaque mot négocie la vie avec la mort. Chaque mot attend la vie en retenant son souffle, car la vie sait que le mot sera toujours le premier et le dernier à quitter le corps. À la naissance comme à l'agonie. Quand j'ai en bouche un premier mot véloce, la poésie me tend aussitôt le piège du dernier mot fondateur, celui, utopique, qui donnera tout son lustre à l'illumination, celui, asymptotique, qui ne s'étiolera jamais sur la ligne absolue de l'horizon."

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 "Ne pas séduire, ne pas réduire. Plutôt traduire. Traduire avant de trahir est le lot de la vie. Trahir avant de traduire est le rôle de la nature. Le poète vivant traduit en illuminations l'information universelle afin de rendre l'homme à la réelle liberté de ses rêves. En connaissance de cause. Ainsi chargé d'illuminations, le poète échappe à l'étouffement sous la masse d'inertie de la parole sociale.

Traduire veut dire réduire, mais jamais en vain. Toujours selon la loi de Brillouin, une information infinie exige une énergie infinie. Comme la totale connaissance des causalités s'avère chose impossible, la mission du poète consiste à réunir la réalité en bouquets de rêves véloces. Cantonnier, le poète balise la route pour les errants rimbaldiens aux horizons asymptotiques. Par là viendra un jour celui qui unira l'infini et l'éternité dans une formule surréelle.

Traduire veut dire proposer. Des pistes et des avenues où nous devons aller nus. Alors loin de ma table blanche la consternante dégradation physique, morale et intellectuelle du poète contemporain, foin de la désintégration sociale, culturelle et philosophique de la civilisation occidentale. Le poète doit sans cesse resacraliser un monde en panne de devenir. Devant sa fatalité naturelle, il n'est pas question de programmer quelque autodestruction que ce soit. Pas question de s'exposer, également, mannequin décadent, lanterne noire à la main, dans le comptoir de la boucherie, avant de défiler pour les hyènes hygiéniques de la nature.

Certes, le poète doit être de son siècle, mais il ne doit jamais saliver avec ce dernier. Il porte au coeur un éternel devoir de résistance à l'instant comme au conquérant, à la parole dérisoire comme au banal amour consommé devant le miroir social. S'il se nourrit des fluctuations quantiques de son époque, c'est pour mieux les traduire en infini, en éternité, en beauté. Le poète n'est pas un voleur de feu; il fait plutôt feu sur la nature prédatrice. Surnaturellement invisible, il prélève juste ce qu'il faut de temps absolu et d'espace intangible sur une société qui ne le reconnaît jamais. Il est un "trappeur supérieur", comme le disait si bien André Breton à l'endroit de Riopelle.

S'il passe outre à cet art de vivre et de créer, le poète périt, c'est-à-dire qu'il répond à la nature au lieu de parler à la vie. Répondre à la nature, cela signifie se livrer langue coupée à ceux qui administrent la vie au nom de la nature; cela veut dire appartenir aux corrupteurs de l'espace et aux profanateurs de l'instant. À tout ce qui sera un jour abattu, nivelé et finalement recouvert par la très ancienne poussière de l'univers. Appartenir à la nature, c'est s'abandonner corps et âme à ce qui, un jour, ne sera plus; c'est parier sur la nuit où les mots seront obligés au silence des autodafés."