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Renaud Longchamps

Photographié par Stéphanie Gilbert.

Extrait de Babelle 3. Américane

 

Chapitre VIII

 

Il suffit de quelques étreintes pour que le sommeil me gagne. Je rêve. Au bout du cul-de-sac, une ferme se dresse. Tout autour des hauts murs, gris de mortier et de moellons. Rien qu'une surface mate et lisse, sans porte. Nous tentons l'escalade à tour de rôle, l'un s'appuyant sur l'autre, aussi faibles que malhabiles. Sans succès. Amortis par l'effort, nous glissons contre le mur jusqu'au sol tout en pouffant, ridicules comme de pauvres amoureux à leurs premières caresses, à leurs jeunes maladresses. Je me réveille. Seul dans ce lit, offert au silence de ton corps ou à la douceur de ta peau, la chair pourrit lentement, impossible, définitive. J'y ai vécu, court de mon innocence. J'y ai accumulé tant de demeures hypothéquées!

 

Oui, je caresse ton corps, maintenant plus impétueux que la guerre. C'est celui qui m'émeut, car il témoigne de la synthèse de la beauté et de la grandeur. Finalement tu dis: "J'ai horreur de ton pays. Il fait trop dans l'inertie, campagne malgré la ville, malgré le fleuve. Montréal danse le tango. Ensuite elle montre ses dessous, sans pudeur, différents selon le touriste ou la force relative des monnaies, incapable d'un seul charme imparable, toujours le même, mais qui fait la profondeur. La ville stationne toujours en double file et se plaint à qui veut l'entendre de ses contraventions collectives. C'est un territoire qui n'est déjà plus à sa jeunesse, dont la femme avorte et professe, dont l'homme meurt sans jamais faire défaut à l'instant, dont l'enfance est presque toujours synonyme d'étouffement et d'engelures. Pusillanime, comment pourrait-il durer dans l'ombre de fortunes colossales qui toutes dressent la planète à l'épuisement dans le confort? Chiot émasculé, on te laisse ta laisse que tu trouveras même inutile de ronger." Oh! comme tu as raison. Comme ta raison m'épuise...

 

Dans la chambre il ne se passe rien, nos deux corps au repos. Le temps s'écoule sans obstacle. Enfin je dis: "Voici mon corps. Il est complet. Laisse-moi l'évoquer une dernière fois. Il a vécu dans le plat folklore des peuples autrefois forts. Après la défaite, il a appris l'art de l'esquive, et puis la fuite sans détour au plus creux de la forêt bleue quand la falaise et la plaine le trahirent. Conscient de sa faiblesse, anodin, désormais altérable, il est partout partisan de l'effleurement. Bien sûr, il ignore ce qui l'impressionne: lampions des processions, ronflement de grosses cylindrées, casquettes bénies, pétitions, lamentations, sports débiles, politiciens à géométrie variable. Par contre il n'est jamais ému par le grondement des usines ou le sifflement des avions qui, dans le ciel, troublent sa vision. Plus tard, il refusera de reconnaître l'identité de ses mains, dont il voit la souillure avant le noble usage. Les siècles passeront. Dans la gêne il les regardera passer, les mains dans les poches, incapable de distinguer celles qui s'agitent, parfois, du train. Je sais que tu méprises l'indifférent qui ne réclame pas justice, qui ne sait que pleurer en secret sur ses plaies, Il y a ici tant de vieilles pierres: tu ne supportes pas leur patine, encore moins leur pérennité. Elles ne servent pas. Ou, plutôt, elles servent au souvenir qui n'est pas l'action, justement."

 

Pour la dernière fois tu me regardes, sans voix, sans geste. Ce qui s'écoule de ma peau, et parfois de mes yeux, voilà qu'aussitôt ton regard brille, que tes mains s'agitent. Ce corps n'est pas sans produire une dépense dont tu contrôles le débit. Et moi je ne sais quand, dans l'imitation, m'arrêter. Alors je m'épuise plus que permis, plus que tout autre plaisir. Alors je me brise. Viens me soigner, viens panser ces plaies mitoyennes mais n'ajoute rien: je suis déjà si purulent que je ne saurais en plus prétendre à la pestilence. Comment pourrais-je? Odeur, odeur du corps liquéfié sous l'effort. Odeur de la ville et du continent blanc.

 

Odeur du pourrissement.

 

Odeurs.