La version de votre navigateur est obsolète. Nous vous recommandons vivement d'actualiser votre navigateur vers la dernière version.

Renaud Longchamps

Photographié par Stéphanie Gilbert.

Françoise Bouffière, L'Action nationale, volume VI, numéro 3, été 2012.

Le poète et le faux pays

Dans la nuit blanche et noire est une surprenante anthologie qui regroupe une série d'essais, de chroniques littéraires et de réflexions que le poète et romancier Renaud Longchamps, critique au magazine Nuit blanche, a signés de 1990 à aujourd'hui.

Présenté par Alain Lessard, rédacteur en chef de Nuit blanche, l'ouvrage qui contient quelques extraits et citations des œuvres commentées se divise en deux parties. La première, Passions, revisite les œuvres et la pensée d'un nombre impressionnant de poètes et de romanciers. La seconde, Raisons, se positionne sur quelques essais dont ceux d'Alvin et Heidi Toffler, d'Hubert Reeves, ou de Bernard-Henry Lévy. Longchamps y évoque Jacques Rupnick, Yves Ternon, Unabomber et le manifeste L'avenir de la société industrielle, etc. Partant de là, il interroge le colonialisme, l'intégrisme sous toutes ses formes, l'internationalisation des échanges, l'hyperconsommation et le nivellement des identités.

L'auteur a du coffre, c'est le moins qu'on puisse dire! Chaque texte véhicule une parole puissante, proche parente de celle de Victor-Lévy Beaulieu que Renaud Longchamps cite d'ailleurs à plusieurs reprises:

Quand on a tout perdu, reste la parole. Il faut la prendre dans son étendue propre. Dans un même mouvement, la parole traduit le corps et l'élan, la matière et la foudre.

Si Renaud Longchamps est un écrivain multidisciplinaire (il aborde la littérature, la politique, la philosophie et les sciences avec cette particularité de ne jamais les séparer), il est d'abord poète et chacun de ses mots nous le rappelle. Cette "épinette noire, noire de rage, qui n'entend pas se faire passer un sapin, ni une tordeuse de mots (1)" écrit dans une langue envoûtante, enracinée dans sa "Beauce périnatale, pays de l'extrême centre", où coulent les eaux mauvaises de la rivière Chaudière. Comme elle, il lui arrive de déborder. Le spectacle en vaut la peine, peu importe les dégâts.

Avec cet amour de la terre paternelle, cette connaissance du Québec profond, c'est chez lui, à Saint-Éphrem-de-Beauce, que Renaud Longchamps retourne pour "retrouver le droit fil des mots" et c'est sur le Québec qu'il revient jusqu'à l'obsession dans chacun de ses textes pour nommer la tragédie du pays inachevé; dénoncer le "faux pays", "le pays équivoque, incertain", coincé "entre Maman-la-France et Papa Ottawa". Ce faux pays, le nôtre, "peuplé d'épiciers byzantins et de vendeurs de chars usagés" n'en finit plus de le décevoir et "les élites issues de la Révolution tranquille [...] devenues lâche et pleutres, carpettes et velléitaires", l'exaspèrent au plus haut point. Il leur reproche notamment "de mépriser éternellement l'hinterland tout en le courtisant quelques jours avant les élections, juste assez pour que quelques ruraux surexcités se transforment en chair à élections." Voilà comment, nous dit-il, le Bloc québécois qu'il qualifie de "parti montréalais" s'est fait écraser par "d'étranges oranges venues d'Angles et de Saxons."

Pour Longchamps, il ne se passe plus rien au Québec depuis les années soixante-dix dont il est à l'évidence un grand nostalgique. Notre littérature qui possédait cette "parlure magnétique" que Longchamps reconnaît chez un Pierre Perrault par exemple, est "évacuée en douce de l'enseignement". Son déclin va de pair avec la misère dans laquelle nous nous embourbons en tant que peuple depuis que nous nous sommes infligé deux humiliations référendaires.

Si le jugement et les considérations du poète peuvent parfois manquer de nuances, les lecteurs se réjouiront de pouvoir lire un auteur qui n'a pas recourt à la langue de bois, qui "ne renonce ni à sa parole, ni à celle de ses pères" pour dénoncer "l'inculture généralisée":

Le Québec n'est-il pas devenu cette île de paroles dénaturées par les dialogues creux des téléromans insignifiants, par la monomanie du money talks, par le pipi-caca-crottes-de-nez de nos dérisoires humoristes?

Chez Longchamps, aucune flagornerie. L'auteur ne fait de cadeau à personne et n'hésite pas à s'en prendre aux écrivains canonisés. Il faut voir comment il déboulonne Ducharme de son piédestal; comment Paul Savoie, Marcel Bélanger, et d'autres sont assassinés au passage! Le Journal de Jean-Pierre Guay (en qui Longchamps reconnaît un grand écrivain) est déclaré insignifiant: "une fois le dernier tome refermé, il ne me reste plus rien. Sauf un ego. Énorme." À Dany Laferrière, dont il vante le style et "l'économie générale du texte scrupuleusement respecté", Longchamps reproche quelques boutades mal placées, sur notre racisme de blanc; l'accuse de "profiter des deux mondes, comme le dernier des trafiquants mohawks" en vivant six mois en Floride, six mois à Montréal! On a envie de lui répondre que Tremblay en fait autant... mais bon! Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la réplique de Longchamps à Laferrière qui s'étonne que nous puissions vivre sous un climat tel que le nôtre...

La lecture de Dans la nuit blanche et noire ouvre au lecteur bien des portes. Celle de la poésie (cette "excuse à l'existence de l'humanité" comme la nomme magnifiquement Longchamps) n'en est pas la moindre. L'ouvrage donne envie de lire et relire les poèmes de François Tétreau, de Pierre Morency, de Denis Vanier et de Gilles Cyr. Voici, à titre d'exemple, le bel hommage fait à ce dernier:

Nulle concession ici à la facilité, à la glose, à la perte. Cette poésie ne doit rien à la narrativité. Voilà un texte rigoureux éprouvé par les cent réécritures que s'impose sûrement le poète pour seulement parvenir à cette danse du silence.

Invitation à une réflexion sur notre avenir collectif et sur la poésie, l'anthologie offre aussi une rare occasion de découvrir l'homme derrière le poète, celui qui bouquine, aime sa femme et ses enfants, assiste à l'enterrement de Nelly Arcan (très beau texte à ce sujet), cueille des fraises, regarde par la fenêtre ou roule entre Saint-Éphrem-de-Beauce et Montréal. Le tout en s'indignant.

(1) Longchamps parle ici de lui-même en critiquant le dernier Ducharme, Va savoir, qu'il juge médiocre et démodé.

***

Dans la nuit blanche et noire, Éditions Trois-Pistoles, 2012, 206 pages.

 

Des années 1990 jusqu'à aujourd'hui, le poète Renaud Longchamps a signé nombre de chroniques dans la revue Nuit blanche, revisitant l'œuvre et la pensée d'auteurs d'ici et d'ailleurs, de Réjean Ducharme à Margaret Atwood, d'Anne Hébert à Alvin et Heidi Toffler, de Pierre Morency à Hubert Reeves en passant par Denis Vanier, Pierre Perreault, Jean-Pierre Guay, Nelly Arcan, Luis Jorge Borges, Dany Laferrière et Victor-Lévy Beaulieu. Dans la nuit blanche et noire regroupe l'ensemble de ces chroniques qui, mises ainsi les unes à la suite des autres, constituent une œuvre unique parce que provenant d'une voix qui est unique.

 

Dans la présentation qu'il fait de cette anthologie, Alain Lessard, rédacteur en chef de Nuit blanche, ne manque pas de souligner: "Il y a du souffle dans les textes de Longchamps, il y a du Zola dans Longchamps, il y a de la semence, du Germinal et tout ce qui a été nié, bafoué, tu, éclate au grand jour. Il faut voir aussi comment le poète archéologue se sert de son enracinement, de son ancrage dans son - notre - non-pays, comme d'un tremplin vers l'ailleurs et le possible."

 

Dans la nuit blanche et noire s'ajoute aux Œuvres complètes du grand poète de la Beauce tel un prolongement de son envie de dire, de sa capacité de dire, de sa bouillance de dire. Une anthologie surprenante, habile, parfois gueulante, à la Renaud Longchamps et rien de moins.