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Renaud Longchamps

Photographié par Stéphanie Gilbert.

ACCUEIL CRITIQUE DU LIVRE

 

Jacques Michon, Une Amérique d'arrière-cour, Le Devoir, le samedi 17 octobre 1987, page D-3.

Après Le Déclin de l'empire américain de Denys Arcand, et Une histoire américaine de Jacques Godbout, un autre discours sur l'Amérique. "Je suis un quêteux à cheval, un artiste! Un artiste amer échoué sur un continent de boîtes de conserve! Un americane!", déclare le narrateur dans un long monologue qu'il adresse à son amante yankee, où il s'interroge sur l'avenir, la pertinence et la valeur de sa collectivité. "Notre être est léger. Il habite le temps de la fuite, et moins lourd que l'air, au gré des vents, forcément irresponsable."

La rencontre et la liaison d'un jeune homme avec une Américaine forcent la comparaison et la confrontation des cultures. La fascination de l'Amérique plonge le héros dans des considérations contradictoires qui l'obligent tantôt à définir sa différence périphérique et tantôt à avouer la complémentarité, la complicité et la complexité de son rapport à la domination. "Féal, je chercherai ma force dans tes lâchetés, ton courage dans mes trahisons." Le dominé tire force et substance des faiblesses du dominant. Cette logique compensatoire des destins est figurée dans le chapitre inaugural où le narrateur évoque sa naissance quelques mois après l'accouchement d'une enfant mort-née, "cette sœur morte pour moi", dit-il. Il semble que la sœur presque jumelle se soit réincarnée dans la "belle Américaine prochaine" du récit. Ni tout à fait la même, ni tout à fait autre, étrangère au pays d'origine, à jamais séparée parce qu'assimilée à la grandeur qui manque au personnage, l'écrase et le domine, elle n'en est pas moins rivée à lui par nécessité historique et territoriale.

La rêverie gémellaire, greffée aux préoccupations sociales et géographiques du récit, crée un mélange suggestif qui dépasse l'habituel discours de dépossession que semble privilégier, par ailleurs, le texte de présentation de la couverture. L'incompréhension des deux mondes, la conscience de la lâcheté, de l'invisibilité sociale et de l'irréalité culturelle du Québec (appelé, à plus ou moins long terme, à disparaître dans le grand "melting pot") ne donnent lieu à aucun pathos, ni aux lamentations d'usage sur les infortunes de la vertu nationale. Comment peut-on, en effet, s'apitoyer et s'appesantir sur le sort d'un peuple qui a choisi une vie confortable? Qui a pris le parti de l'ambiguïté, des atermoiements et de la confusion? Longchamps aurait pu citer en exergue cette phrase d'Arcane 17 d'André breton: "Mais ceux qui sont demeurés ici montrent par leurs gestes et leurs propos qu'ils n'ont jamais pu dépasser tout à fait un stade où leur aventure propre, en tant que groupe, se brouille pour se confondre tant bien que mal avec une autre." On ne saurait mieux dire l'ambiguïté dans laquelle le Canada français s'est toujours complu, pressé de s'oublier lui-même, "tellement la volonté est forte de ressembler à ce qui domine".

Le dépérissement, le pourrissement des peuples sont d'inéluctables certitudes. Le narrateur de Longchamps est pénétré de cette pensée. Seule la matière est éternelle et aura à terme raison de nos faiblesses: "La matière t'abolira! Elle abolit tout: le corps qui ruse; le cœur qui blesse; l'idée qui tue. Car elle porte l'effritement au cœur de la raison, et la raison au cœur de l'effritement." La parole peut représenter pour un moment un barrage contre le déclin ("Rien que la parole pour freiner le pourrissement!"), mais il s'agit d'un vent de mots qui n'a pas de Livre. Alors, comment pourrait-il prétendre à la grandeur? "Il a des lèvres pour sucer, téter, embrasser, boire et manger. Il a des lèvres pour gueuler, râler, rire et s'exclamer." Demeuré au stade de l'oralité et de la revendication, ce peuple laissera derrière lui des journaux et des pamphlets: "Mon frère, regarde la misère du Nord, et sa grandeur fluette. Regarde ce qui persiste en des glaciers de patience depuis des siècles d'adhérence: une humanité de pamphlets, de journaux, de bulletins de vote, de pétitions. Nous traversons ainsi le continent, le dos au mur de papier de nos lamentations. Nanti de la dure densité de nos droits."

Les métaphores concrètes et matérielles qui traversent la prose de Longchamps donnent un poids et une présence à l'analyse. L'innovation et l'intérêt de la narration résident moins dans des thèmes bien connus et réactualisés depuis la défaite du référendum de 1995 (américanité, déclin, dissolution du Québec) que dans le ton, le détachement à la fois rageur et serein du sujet qui adopte le point de vue des siècles qui le renient. Voilà sans doute une solution pour celui qui, malgré tout, n'a pas renoncé à la grandeur.

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 Suite à une malencontreuse erreur de la nouvelle direction de VLB Éditeur, presque toute la première édition a été détruite. On estime à moins de deux cents les exemplaires en circulation.

 

Première édition:

Babelle 3. Américane, VLB Éditeur, 1986, 113 pages.

Deuxième édition:

Dans Oeuvres complètes, Tome 7, Babelle, Éditions Trois-Pistoles, 2006, pages 297-381.

 

Des extraits ont été publiés:

Dans la revue Lèvres urbaines, numéro 10, 1985, page 9.

Dans la revue Échanges, Union des écrivains québécois/Union des écrivains de France, 1987, pages 20-22.

Dans la revue Intervention, numéro 22, printemps 1984, pages 73-74.

 

Babelle 3. Américane, VLB Éditeur, 1986, 113 pages.