ACCUEIL CRITIQUE DU LIVRE
Jacques Paquin, Lettres québécoises, automne 2011, page 43.
Le corps peut-être céleste
Le dernier titre de Renaud Longchamps semble un écho renversé de son avant-dernier recueil, Confessions négatives, dont j'ai déjà parlé dans ces pages. Le ton de la confession est toujours présent, mais attention, encore une fois, ce n'est pas l'anecdotique qui donne accès à l'intimité du poète.
L'amour, le temps, la place des hommes et des femmes dans l'univers font partie des grands thèmes qui traversent toute son œuvre. Mais alors que les recueils antérieurs de Longchamps empruntaient une voix un peu plus distancée, voilà que, depuis un certain temps, on sent une plus grande proximité de la voix, plus que les confidences d'une personne biographique. C'est ce qui me frappe et me fascine dans la poésie de Longchamps, ce glissement perpétuel entre un sujet dévoué à une parole amoureuse et l'observateur du "vaste monde", comme le titre un des poèmes.
L'infiniment grand
L'amour ne va pas sans une conscience planétaire, et la prise en acte de notre petite place dans l'univers n'est jamais dissociée de l'être singulier que nous sommes, aimant et souffrant. Dans "La réalité", le poète affirme sans ambages: "Voici/ce qu'il faut savoir/sans rien devoir à la chair/et à ses éclats" (page 39). Celui qui a signé le fameux triptyque de Décimations ne s'empêche jamais de considérer les choses selon le point de vue de Sirius et de traduire la condition de l'homme en termes de physique quantique ni ne se prive de jeter un regard lucide à travers une "Fenêtre fractale", autre intitulé du recueil. La loi de l'amour reste assujettie à celle de l'univers:
Je t'aimerai ainsi
que le désordre l'autorise
selon les lois trop longtemps compromises
avec le cosmos (page 15)
Le sentiment de la fin est donc d'autant plus puissant. Après avoir franchi un poème crépusculaire, suivi d'un texte qui repart, comme l'indique son titre, "À la naissance", la lecture débouche sur une confession, tranquille, ni négative ni positive: "Tous les matins j'ai le goût de la mort" (page 55). Il faut aussi lire ce beau texte, "Fenêtre fractale", que je viens d'évoquer: la fenêtre est fractale parce qu'elle offre au regard le dessin compliqué de la réalité. Je serais tenté de qualifier Renaud Longchamps de grand lyrique cosmique, mais ce serait occulter la part personnelle de cette poésie. Longchamps, c'est Lucrèce (auteur de De la nature) projeté au XXIe siècle. Cette voix, ce murmure dirais-je, qui forme le linéament des vers morcelés par de nombreux blancs, qui est fréquemment envahie par le doute, par le sentiment de la perte et de l'absence, survit parce qu'elle parie sur l'amour et où, fait rare, on donne la parole à la principale intéressée: "Je t'ai toujours aimé/et cela ne m'a jamais permis de laisser couler/le sable échoué dans ma main" (page 66). Le recueil se termine sur "Nelly arcan" à laquelle il prête son propre timbre:
j'ai pourtant eu long plaisir
à caresser la multitude (...) dans l'attente d'une vie
qui ne vous rend jamais rien
qui ne se rend jamais en un seul lieu
authentiquement éternel (page 69)
Voilà bien la quête profonde de Longchamps: l'éternel authentique.
***
Michel Lapierre, Le Devoir, le samedi 9 avril 2011, page F6.
Renaud Longchamps et le chaos du cœur
On reconnaît les vrais poètes à la banalité du petit nombre de mots qu'ils emploient pour suggérer le fond des choses. Ainsi, en exergue de Positifs, son livre sur l'amour, Renaud Longchamps écrit: "Nous irons ailleurs." Admirable, cette courte phrase jette une lumière essentielle. Féru de science, Longchamps lutte, dans le recueil de poèmes, contre un concept de la physique quantique, le corps noir, pour unir l'aventure des amants à celle du cosmos.
"Nous sommes deux/sans êtres seuls//Avec la soif à partager/avant l'orage", résume-t-il en estimant que le chaos permet d'éviter à l'univers une perfection desséchante, représentée par le corps noir, cet objet idéal qui, en théorie, absorberait toutes les radiations électromagnétiques, sans en réfléchir ni en transmettre. "Le corps noir/est l'âge sombre du cœur", explique celui qui sous-entend que la perfection est la pire ennemie de l'amour.
En insistant de manière quasi scientifique sur les insuffisances et même les limites de la passion, Longchamps ne se perd pas dans des abstractions. La perspective cosmique ne rend que plus poignantes et plus évocatrices les confidences à la bien-aimée, par exemple: "Je te prie de croire/que je sais le prix de toutes les glaces/prises au hasard/d'un premier baiser."
Que l'écrivain québécois dédie le dernier poème de son recueil à la mémoire de Nelly Arcan, la romancière qui s'est suicidée en 2009, cela se comprend. Pour Longchamps, l'amant ne peut se "réaliser/que dans un amour suspect/suspendu aux corps corrompus/et confiné aux agonies".
On s'émerveille que, chez le poète, la réalité soit à venir, le bonheur, sans cesse en gestation, l'amour, un voyage inachevé vers l'ailleurs. Le pouvoir de l'agencement des mots fait en sorte que Longchamps renouvelle des vérités d'ordinaires rebattues. La simplicité accomplit là un miracle.
***
Positifs, Éditions Trois-Pistoles, 2011, 68 pages.
EXTRAIT
LE DERNIER VENT
Le dernier vent
dans la première feuille
n'est pas ton souffle
sur mon corps souverain
Ce camouflet
nous rappelle à l'heure
et à l'horrible réalité
de l'aube
Il ne se souvient jamais
mon corps
dans la nuit incontinente
quand l'ombre cherche son éclat
À tous les jours il te supplie
de tracer l'équation et la beauté
sur le sable qui ne garde rien
pas même l'éternité
Il n'a pas d'honneur
mon corps
car il ne peut partager
à la fois
la liberté et la loi
Voilà
ce qui existe
Voilà ce qui justifie notre solitude
Nous sommes deux
sans être seuls
Avec la soif à partager
avant l'orage
Nous avons faim
et l'amour en otage
Nous avons les besoins impérieux
d'un cœur brûlé dans un corps brûlant
Et nos corps fragiles vont
là où il n'y a pas de départ
seulement l'arrivée après la défaite
Et tu redeviens seule
pour les circonstances
Voilà que tu portes mon enfant
à l'œil éphémère
Une fois réunis nous serons encore gommés
avant le néant
qui s'invite au silence
malgré la rumeur
Nous savons l'autre vie
aux cycles imprévisibles
loin du chaos des humeurs
Tu me souffles à l'oreille
que le sens n'est pas la réalité
mais un potentiel de réalité
à réaliser
dans la prison de l'espace
et la cellule du temps
Je disparaîtrai
avec mesure
quand je prendrai enfin ton coeur
en volant
entre chaque battement
J'apparaîtrai
appâté
à ton sourire et à l'enfant déchu
J'aurai des jeux anonymes sur tes seins salins
Bientôt
dans le ciel toujours profane
il y aura une liane à l'infini
entre tous les mots échangés
et chuchotés à l'ombre
pour la lumière à réclamer
aux ténèbres
Toute la vie ainsi consumée
pour une liberté provisoire
qu'il reste à libérer de la confusion terrestre
en chaque instant chassé par le hasard