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Photographié par Stéphanie Gilbert.

ACCEUIL CRITIQUE DU LIVRE

 

Rachel Leclerc, Lettres québécoises, numéro 140, Hiver 2011.

Mais où est donc le paradis?

Comme la buse aux aguets, je niche ces jours-ci sur une falaise déserte de la Gaspésie, dans le berceau de mon humanité. Parfois je rencontre une promeneuse de mon âge venue ici pour se taire durant une semaine: il y a une "zone de silence" à proximité. Demain, j'irai rôder du côté des bothriolepis et autres bêtes fossilisées qui ont croisé mon enfance dans l'armoire vitrée du grand-père d'adoption.

Miguasha me monte aux yeux tandis que je tiens dans ma main un nouveau livre de Renaud Longchamps, un des rares poètes qui ait consacré ses lettres de noblesse poétique à un parc devenu, depuis, patrimoine mondial de l'Unesco. Ce récent livre prend pour prétexte une phrase de l'Apocalypse de Jean: "Écris donc tes visions: le présent et ce qui doit arriver plus tard." Au départ, plusieurs conventions doivent être établies. L'âme survivra. On ne meurt pas: on est capturé. La nature est un tribunal, la nature est punitive. Et, puisque l'enfer est ici-bas, nous sommes condamnés à imaginer. Imaginer quoi? Le paradis, bien sûr, là où - on sera prévenus - rien ne se résout, rien ne se résorbe, ni la médiocrité, ni la cruauté, ni la souffrance. Le paradis, là où les profiteurs continueront, POUR L'ÉTERNITÉ, à se taper sur les cuisses. On comprend que pépère Beaulieu prenne du plaisir à répandre de si bonnes nouvelles et à publier l'un des poètes les plus absents de la métropole.

Nom de dieu, tous les dieux

Et en effet le livre se déroule comme une vision. Renaud Longchamps a consenti depuis longtemps à ces hallucinations qu'il nous fait partager sur notre devenir. Mais ici, plus de fossile ni de falaise, plus de pioche, plus de patience au soleil, plus d'ampoules aux doigts sinon à ces doigts immatériels qu'on a et qu'on agite au-dedans de soi, parfois au-dedans des autres. Plus d'archéologie, sinon celle de notre désir de durer, sinon celle de nos faces blêmes en forme de points d'interrogation. Il est davantage question du néant où nous retournons à la vitesse grand V. Nous, oui, car le poète nous embrasse comme espèce, non comme individus, et c'est l'une des originalités de Longchamps que d'avoir, tout au long de son parcours, cherché à remettre en place quelques maillons perdus dans la chaîne de l'évolution. On est assis sur du solide, aussi solide que la roche du Dévonien, et pourtant Visions est un livre qui se dévoue entièrement à l'invisible, c'est-à-dire à nos croyances, si puériles soient-elles, et à la pérennité de l'être, à la présence des "élus" tout là-haut et dont on voudra être - mais rien n'est moins sûr car l'éternité n'arrange rien pour les malchanceux. Ces élus, ils viennent toujours nous hanter: "Ces longues plaintes nous rappellent pourtant/que la parole n'est pas l'apanage des vivants/qui n'ont jamais reçu la langue en héritage" (page 35).

Un livre qui respire la maturité poétique: l'écriture y est d'une tenue sans faille. Les vers, pour la plupart très longs, sans fioriture ni rognure de l'ego, se déroulent en phrases dénuées d'effets. On n'est pas ici dans une poésie qui cherche son sujet comme il s'en fait souvent. La réflexion, cohérente et consistante, amène le lecteur à ses propres conclusions, et notamment à celle-ci: il n'est pas bon de traverser la vie en refoulant la vision de sa propre disparition et, surtout, en refusant de se penser soi-même comme individu membre d'une espèce. Les poèmes de Longchamps sont un bouquet de silex taillés dans la falaise de nos incertitudes et offerts à notre beauté crépusculaire, tant il est vrai que "Nous partirons silencieux dans la nuit tendue" (page 41).

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Michel Lapierre, Le Devoir, le samedi 15 mai 2010, page F4.

Longchamps tout contre le ciel

Chez Renaud Longchamps, l'écriture semble aller plus loin que l'incroyance ou la foi en trouvant un sens à notre disparition future. Le poète écrit: "Devant la mort/il ne devrait y avoir ni joie ni tristesse/seulement un long regard étonné/devant cette inconnue que l'on ne mérite pas". Qu'est-ce qui fait ici de Longchamps encore un créateur d'exception? La simplicité. Un merveilleux discret s'enfuit du texte pour mieux nous ébahir dans l'oreille.

Cela suffit à justifier le titre, Visions, que le poète québécois donne au recueil qui contient les vers cités. Même si les images qui surgissent dans l'esprit de Longchamps expriment trop la dérision pour appartenir au surnaturel, elles exploitent sans vergogne les thèmes traditionnels de la mystique.

Elles réinventent malicieusement "la route du ridicule paradis à paraître". Le poète se doute que, dans l'au-delà, la perfection et la béatitude risqueraient de nous lasser. Il ne se gêne pas pour le dire: "Nous ne voulons pas seulement l'éternité/qui serait une autre platitude de la nécessité//Nous voulons l'intelligence des noms impérissables/appelés au chevet des corps souffrants et haletants..."

La poésie devient l'intelligence de ces noms qui préfèrent l'inconnu de l'indétermination à la lourdeur de l'éternité. Elle leur apporte une souplesse qu'ignorent la métaphysique et la théologie.

Le poète insiste: "... la vie serait ennuyeuse au paradis/sans les aléas de la haine et de l'amour". La réalité nous a trop habitués à la lutte entre le bien et le mal pour que le remplacement futur de ce drame intérieur et quotidien, par une paix parfaite et surtout par le repos éternel, ne suscite qu'un dégoût anticipé. 

Comme peu d'agnostiques et encore moins de croyants, Longchamps élabore une réflexion qui ébranle une phraséologie chrétienne vieillie, en confrontant celle-ci à l'évolution des sensibilités. Les mots "récompense" et "châtiment" appartiennent à une époque révolue. Puis, que penser du terme "rachat"? Le poète est conscient du caractère dérisoire d'une religiosité trop axée sur un salut personnel, pour ne pas dire égoïste.

La beauté de ses vers résulte souvent de leur pouvoir ironique de démystification: "Le propre de l'homme est d'emporter dans l'au-delà/un bonheur qui n'existe pas/et l'idée de ramener la réalité de la mort/au rêve de la vie". Le combat de Longchamps contre le ciel ressemble à une lutte amoureuse où les morsures ne se distinguent plus des baisers.

"Ô mes amis la mort est douce/car la fin de tout s'ouvre sur rien d'autre", murmure le poète qui semble, malgré tout, s'apercevoir que le corps-à-corps avec l'ange reste délicieusement ambigu. Même en travestissant les mots sacrés d'autrefois, il sait qu'il ne peut les employer sans leur insuffler le soupçon de vie qu'ils ne méritaient plus. C'est la rançon du grand art et du souffle puissant.

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Visions, Éditions Trois-Pistoles, 2010, 71 pages.